Au lendemain immédiat de la lutte pour défendre nos retraites, il est essentiel de tirer des bilans de ce qui s’est passé. Il y a beaucoup d’aspects à traiter, mais celui qui nous intéresse dans cet article c’est ce qu’on entend quand on parle d’organisation. Car c’est ce qui ressort de cette lutte : tout le monde veut passer au stade supérieur ; tout le monde veut s’organiser et mettre en commun les efforts et les ressources pour lutter au mieux contre l’Etat, qui apparait chaque jour davantage comme un corps parasitaire dans la société.
Durant les 6 mois qui se sont écoulés, nous avons vu les syndicats au coeur de la bataille, mais aussi les organisations politiques, des collectifs et des groupes de personnes formés par hasard et par affinité. Certains ont un mode de fonctionnement et des règles communes, mais uniquement de manière interne, d’autres non et doivent bricoler sur le moment ; et quand tout le monde se rassemble, il y a un vaste brassage des idées et des manières d’agir. Si l’on n’établit pas des principes fédérateurs de base, cela conduit à la dispersion. Cette dispersion n’est pas là par hasard, elle existe parce que l’Etat et la bourgeoisie qui le dirige ont mené une guerre idéologique pour rendre inconcevable l’organisation des masses et pour atomiser la classe : le principal instrument de domination des exploiteurs est l’individualisme.
L’individualisme, c’est le libéralisme appliqué en politique. Le même libéralisme qui « théorise » que le capitalisme ne peut se développer qu’avec la « liberté individuelle » ; en fait, la liberté de tel individu d’amasser du capital et d’exploiter d’autres personnes, qui elles ont la « liberté » de perdre leur travail ou de voir leur salaire baisser. C’est cette « liberté » vidée de contenu et sans réalité dans la société qui guide toute la production idéologique du capitalisme, qui promeut l’individualisme le plus étroit et le plus destructeur. Dans le quotidien et en politique, l’individualisme nous fait nous comporter comme des égoïstes : recherche de plaisir personnel, calculs d’intérêts étroits, mesquinerie, etc. Cela impact notre psychisme, car qu’on le veuille ou non on ne peut pas faire abstraction de la réalité dans laquelle on vit. Cette réalité dure à vivre fragilise certaines personnes et les rend malades, et
c’est comme ça que le capitalisme ronge la société comme un acide.
La guerre psychologique menée contre nous est une règle du capitalisme. La bourgeoisie, pour continuer de s’engraisser sur notre dos, doit nous convaincre d’adhérer à son projet et donc tordre en permanence la réalité pour la faire correspondre à ses besoins. Le poids de l’individualisme est donc immense : c’est une force d’inertie dans le mouvement social.
Si tout le monde savait qu’il est nécessaire de s’organiser et savait comment faire et quoi faire, nous serions des dizaines de millions en mouvement et ça aucun État, aucune force de répression n’y résisterait, et nous établirions une société différente, plus juste, égalitaire. C’est ce que va apporter la Révolution prolétarienne, la véritable démocratie. La difficulté actuelle à surmonter pour les révolutionnaires, c’est de montrer la réalité et de dissiper les illusions de la bourgeoisie, et cela passe à un moment par l’organisation.
Sur quelles bases repose donc l’organisation, le regroupement d’une foule d’individus déterminés à lutter ? Premièrement, sur le principe d’unité. On le sait, il y a une diversité de points de vue, d’opinions et d’attitudes dès lors qu’on réunit un groupe de personnes, et ce même pour une soirée barbecue. Il faut donc établir un principe de base sur lequel on ne revient pas, un socle solide. L’unité signifie que les divergences sont moins importantes que les convergences. Dans la lutte contre la réforme des retraites, cela signifie que le fait de lutter ensemble contre le gouvernement pose une base unitaire qui rassemble au-delà des divergences politiques : que l’on soit démocrate, non encarté, révolutionnaire, anarchiste ou communiste, tout cela converge dans la même lutte et il ne peut donc y avoir d’exclusion sur ces divergences. Même des personnes qui partagent la même appartenance politique ont des divergences sur beaucoup de sujets. La contradiction entre les idées fait partie de la vie démocratique, et si l’on est à ce point étroit d’esprit que l’on ne supporte pas d’être confronté à d’autres points de vue, il faut se poser une question : est-ce que l’on peut avoir totalement raison seul dans son coin et isolé de la société ? Non, d’aucune manière. Les
Assemblées Générales, les réunions tout comme les actions
de blocage par exemple, sont l’expression de la volonté uni-
taire et se produisent malgré toutes les divergences d’opi-
nion, les faits montrent donc que les convergences priment
sur les divergences, et les absents ont toujours tort.
La deuxième base solide, c’est la démocratie. Et la démocratie réelle, c’est le débat lié à l’action, elle ne se limite pas au moment où les prises de parole se font dans une Assemblée Générale, un congrès ou une réunion. Ces rassemblements sont des moyens d’exercice de la démocratie : lorsqu’une idée est proposée, elle est débattue, puis il y a un vote et la majorité l’emporte. C’est un principe fondamental, mais ce n’est que le début. Le vote implique qu’il y a une action décidée, et la démocratie c’est aussi qui va faire l’action, comment elle va être appliquée, etc. Il y a donc une nécessité d’avoir des responsables, des personnes déléguées à une tâche, des commissions qui remplissent leurs tâches et donc leur devoir envers la société, leur devoir dans la lutte. C’est sur ce point-là que les choses se compliquent en général, car il existe chez certaines personnes une détestation de la responsabilité, de l’élection de personnes. Cette détestation est légitime quand on regarde l’État et tout le cirque parlementaire, mais lorsqu’elle touche à l’organisation du peuple, elle devient un obstacle. On ne peut pas mettre sur le même pied d’égalité des personnes qui touchent un salaire trop bas ou qui sont précaires et qui doivent faire vivre leur famille, et des rentiers ou des carriéristes qui touchent des milliers d’euros (au moins !) pour nous enfumer et qui hantent les couloirs de la haute administration d’État. Ce n’est tout simplement pas la même chose. Nous décidons en AG, l’AG est donc souveraine, c’est l’expression de la démocratie ; il est tout aussi légitime de nommer un ou une responsable que de destituer cette personne si elle ne remplit pas sa tâche, il faut donc se baser sur les principes et placer sa confiance dans les masses, plutôt que dans une doctrine qui une fois appliquée, rompt avec les principes ou brise la confiance. Si cette base là est acquise, alors il existe la possibilité d’unir le peuple de manière démocratique, si les idées sont justes on en verra les effets, si elles sont erronées il faut s’en débarrasser, et il n’y a aucun mal à renoncer à un dogme poussiéreux quand bien même il a pu être un moteur pour réunir des personnes à un moment, la seule question à se poser est : est-ce que ça sert le peuple ?
Quand on milite, c’est la seule question à se poser. Bien souvent, cela remet les idées en place, c’est extrêmement enrichissant. Au contraire, le poids de l’individualisme se manifeste à travers la volonté de faire passer ses idées en force, de ne pas respecter le cadre démocratique, de refuser de se soumettre à la majorité au nom de l’illusion que l’individu (mais c’est aussi valable pour un groupe) est supérieur au collectif. C’est quelque chose qu’il faut combattre fermement avec un esprit d’unité. Lorsque ces conceptions triomphent, il n’y a plus d’unité et chacun peut faire ce qu’il veut, il n’y a donc plus de démocratie car sans unité il n’y a pas de cadre commun c’est l’atomisation de la classe qui est appuyée. Au final, cela sert le pouvoir, qui est satisfait de voir le chaos dans les rangs de ses ennemis. Au lieu de marcher dans la même direction, chacun court à gauche et à droite dans le désordre sans aboutir à rien. Il faut faire le bilan de ça quand on milite, c’est une obligation, sans quoi on reproduit les mêmes procédés stériles qui nous éloignent de notre volonté sincère de lutter.
Enfin, sans un dernier principe fondamental, les deux précédents deviennent des coquilles vides : ce principe, c’est la combativité. Dans la lutte, il est impossible de triompher sans se mouiller, toute lutte, tout combat, implique des pertes. Cela peut paraitre sinistre, mais c’est tout le contraire, si on ne contrarie pas le pouvoir il ne peut y avoir de répression. La répression est le signe que nous sommes dans la bonne direction, que nous menaçons d’une manière ou d’une autre le fonctionnement voulu par les capitalistes, que l’on sort du cadre imposé par l’État. La combativité, c’est la capacité à impulser, à aller de l’avant, à prendre des initiatives, à prendre des risques aussi. Plus une lutte manque de combativité et plus cela nourrit le vieil opportunisme qui veut désarmer les masses et les rendre impuissantes, dociles. Combien d’entre nous ont vécu ces horribles réunions de plusieurs heures où les pires fatalistes et casseurs de lutte tenaient le haut du pavé pendant des semaines jusqu’à ce que les réunions ne ramènent plus personne, car les gens comprennent que ce n’est pas là qu’ils obtiendront gain de cause ? La combativité, ce n’est pas uniquement « l’action violente ». Le fait d’envahir une mairie en masse est une action combative par exemple, et il aura fallu chauffer les esprits en amont et montrer que l’on est les premiers à aller au charbon pour en arriver là. Cela bouscule le confort tranquille et la routine militante de personnes qui n’en ont rien à faire de la lutte et ne veulent surtout pas que les choses échappent à leur contrôle. Quand on est révolutionnaire, on veut de tout coeur que le mouvement déborde, que la colère puisse s’exprimer et faire trembler le vieux monde sur ses bases. Aucune libération des opprimés ne s’est jamais réalisée dans l’Histoire sans violence, et donc sans combativité. C’est au contraire dans l’adversité que se sont forgés les Louise Michel, les Missak Manouchian, les Patrice Lumumba, et toutes celles et ceux qui ont donné leur vie pour l’émancipation du genre humain.
Nous pensons que ces questions là, ces trois principes de base de la lutte, que nous avons proposé au début du mouvement, doivent être analysées à la lumière des faits. Là où ils ont été appliqués, il y a eu des succès dans la lutte. Là où des Comités de Lutte se sont formés, ils n’ont pu le faire que sur ces bases là, parce qu’il existait une conscience de classe et une maturité politique suffisante pour mettre son individualité au service de la lutte et du collectif. Au fond, c’est la question de la lutte entre les intérêts des exploiteurs et les intérêts des exploités qui sont opposés et irréconciliables, ce sont deux conceptions du monde qui s’affrontent, la conception individualiste et la conception collectiviste. Ces conceptions s’expriment à travers chacun et chacune d’entre nous, que nous en soyons conscients ou non, et la plupart du temps nous n’en sommes pas conscients, c’est involontaire. À notre époque, il est essentiel d’amener ces questions politiques à un niveau supérieur, d’en débattre, de les rendre conscientes, c’est-à-dire pleinement voulues et choisies en connaissance de cause. C’est le marxisme, l’idéologie scientifique du prolétariat, qui nous élève politiquement, et ces 6 mois intenses qui ont fait vibrer le monde le montrent par l’épreuve des faits.
C’est la raison pour laquelle la bourgeoisie a le marxisme comme ennemi principal et le combat à tous les niveaux : en politique, dans la culture, dans la science, et jusqu’à ce qu’il y a de plus intime en nous. Nous arrivons à un tournant dans le pays, tout le monde le sent jusque dans ses entrailles, et avec ce tournant se pose le choix de répéter les méthodes dépassées ou d’embrasser le nouveau. Dans nos vies, dans nos luttes, le marxisme est quelque chose de nouveau, c’est l’arme des opprimés pour leur libération, il faut la saisir.